Architecture et droits d’auteur : une autre application pratique (droit moral)
Comme je vous l’expliquais ici, l’architecte peut invoquer ses droits d’auteur pour s’opposer à l’utilisation de ses plans par l’un de ses clients, ou par un autre architecte, dans le cadre d’un autre projet.
Mais ce n’est pas la seule possibilité offerte par le droit d’auteur à l’architecte, comme nous l’enseigne l’arrêt de la cour d’appel de Liège du 27 février 2009 (affaire Le Balloir), dont je souhaite vous entretenir aujourd’hui.
Les faits
Un architecte est mandaté par l’asbl Le Balloir pour diverses missions d’architecture à Liège dans le cadre d’un projet :
- de rénovation d’un ancien hospice et d’une église ;
- de création de chambres et d’espaces communautaires ;
- de construction d’une tour octogonale ; et
- d’aménagement d’un parc et d’une place.
La spécificité de l’architecte mandaté pour ce projet est qu’il a coutume de choisir des artistes plasticiens et d’utiliser leurs œuvres dans ses projets architecturaux.
Comme le relève l’arrêt de la cour d’appel, l’architecte est, pour ce projet, resté “fidèle à son langage architectural, à savoir simplicité des formes et des matériaux ; équilibre des angles droits et des courbes surbaissées, introduction d’éléments ornementaux d’un néoclassicisme très épuré et, à l’intérieur, exaltation de la lumière du jour”.
Quelques années après la fin de l’intervention de l’architecte, l’asbl Le Balloir inaugure une céramique murale réalisée par Mme Myriam Le Paige pour fêter son 10e anniversaire.
Ladite céramique est apposée sur un mur de la façade de l’aile contemporaine du Balloir.
L’architecte n’a toutefois pas été consulté au préalable en vue de l’apposition de ladite céramique sur l’un des murs de “son oeuvre architecturale”.
Il écrit alors à l’asbl Le Balloir pour lui notifier que le placement de cette céramique sans son autorisation :
- porte atteinte à l’unité de son oeuvre architecturale ;
- casse la sobriété de la façade ;
- déforme le sens, la perspective et l’esthétique de son oeuvre architecturale ;
- ce qui constitue une grave atteinte à l’intégrité de son oeuvre architecturale (droit moral de l’auteur à l’intégrité de son oeuvre).
L’architecte demande, pour ces motifs, à l’asbl Le Balloir de retirer la céramique litigieuse et/ou de la déplacer à un endroit qui ne porte pas atteinte à l’intégrité de son oeuvre architecturale.
L’asbl Le Balloir estime que l’architecte abuse de son droit moral à l’intégrité de son oeuvre, mais consent néanmoins à déplacer la céramique litigieuse.
Toutefois, la situation s’envenime et, finalement, la céramique litigieuse n’est pas déplacée.
L’action en justice de l’architecte
L’architecte assigne alors l’asbl Le Balloir en justice.
Les demandes de l’architecte tendent, en substance, à ce qu’il soit judiciairement :
- constaté que l’apposition de la céramique litigieuse sur la façade de l’immeuble du Balloir viole son droit moral à l’intégrité de son oeuvre ;
- ordonné à l’asbl Le Balloir de cesser cette violation de son droit moral et que celle-ci soit obligée de retirer la céramique litigieuse, sous peine d’astreintes.
En première instance, l’architecte est débouté.
Le premier juge confirme que l’oeuvre architecturale est originale, et donc protégée par le droit d’auteur, mais considère que l’apposition de la céramique litigieuse n’est pas constitutive d’une atteinte au droit moral de l’architecte à l’intégrité de son oeuvre :
“que la céramique litigieuse telle qu’installée par la défenderesse n’altère pas l’oeuvre architecturale d’ensemble réalisée par le demandeur et que son placement sans l’autorisation préalable du demandeur ne constitue pas une atteinte à son droit moral”.
L’architecte interjette alors appel.
L’arrêt de la cour d’appel du 27 février 2009
La cour d’appel confirme, tout d’abord, la position du premier juge quant à l’originalité :
“L’originalité de l’ensemble architectural du Balloir ne se prête pas à la discussion tant il est vrai, ainsi que l’a pertinemment relevé le premier juge, qu’il « est le reflet de la personnalité de son auteur. Il réunit en effet tous les éléments caractéristiques de l’identité créatrice de l’oeuvre du demandeur telle qu’elle est décrite dans les différents articles et ouvrages traitant de ses réalisations : simplicité des formes et des matériaux, sobriété des lignes et des couleurs, recours à des matériaux, bruts, ces choix n’étant pas uniquement dictés par un souci d’économie ou les contraintes du cahier des charges mais par la volonté de réaliser un ensemble cohérent et de créer des passerelles entre l’architecture ancienne et moderne et l’art plastique”.
Par contre, la cour d’appel s’écarte – aux termes d’une motivation très fouillée, et donc intéressante – de la position du premier juge par rapport à l’atteinte au droit moral de l’architecte.
La cour d’appel se réfère d’abord à la rupture de style entre la céramique litigieuse très colorée et la façade très sobre et épurée :
“Comme l’a relevé le journaliste du Monde cité ci-avant, le Balloir frappe par la sobriété de ses lignes et de ses couleurs, par la simplicité de ses formes et de ses matériaux. La façade du bâtiment nouveau sur laquelle a été apposée la céramique est particulièrement épurée, la seule note de couleur ressortant étant la croisée médiane des fenêtres.
L’ajout sur cette façade d’une céramique très colorée aux lignes sinueuses altère celle-ci par la rupture de style qu’elle entraîne. Ce faisant, c’est tout l’ensemble architectural qui en est affecté. Elle l’altère d’autant plus qu’étant « incongrue », comme l’écrit la Direction provinciale de l’urbanisme de Liège dans son courrier du 13 décembre 2005, elle attire forcément le regard au détriment du caractère volontairement dépouillé de celui-ci. Sa taille, même modeste par rapport à l’ensemble des bâtiments, ne modifie pas le constat”.
La cour d’appel relève ensuite que le langage architectural, qui est propre à l’architecte, implique le choix par ce seul architecte de différentes oeuvres d’artistes plasticiens. Selon la cour d’appel, l’asbl Le Balloir ne pouvait donc pas ajouter une oeuvre (la céramique litigieuse) à l’ensemble architectural, sans que l’architecte n’ait donné son aval. A défaut, le public pourrait d’ailleurs croire que le placement de la céramique litigieuse est le résultat du choix de l’architecte lui-même (ce qui n’était pas le cas !) :
“Par ailleurs, la mosaïque altère encore l’oeuvre architecturale en ce qu’elle porte atteinte au rapport très particulier que celle-ci entretient avec les arts plastiques. La littérature spécialisée relève que : ‘Charles Vandenhove demeure très fidèle à ses engagements artistiques, signant depuis un demi siècle chaque architecture avec l’intention de la faire résonner avec les arts plastiques, comme autant d’instruments de musique jouent de concert pour créer une fusion mélodique. Cette fusion devient aujourd’hui presque la signature de l’architecte tant la fidélité à ce précepte est devenue une évidence qui fait de chaque bâtiment une aventure esthétique et humaine : quel artiste sera choisi, comment peintures ou sculptures viendront jouer avec le vocabulaire de l’architecte (…) Dans tous ces bâtiments où Charles Vandenhove a voulu faire entrer l’art, (…) que ce soit par la fonction du lieu ou de l’espace en temps que tel, l’oeuvre s’inscrit dans un cadre. Avec Charles Vandenhove, cela va encore beaucoup plus loin car c’est lui, et lui seul, qui définit ce cadre, au sens propre comme au sens particulier. En effet, un des éléments qui signent ses architectures depuis des décennies est le fameux lambris qui devient la mesure de tout. (…) Charles Vandenhove impose le lambris qui devient l’élément de référence, l’empan dans et à travers lequel les artistes pourront évoluer et s’exprimer (…) Charles Vandenhove a choisi pour les artistes le module d’un lambris d’un mètre de hauteur sur deux mètres de longueur comme autant de toiles vierges contenues dans un espace que l’artiste peut investir. (…) Charles Vandenhove offre ainsi aux artistes un cadre précis, où, selon ses dires, s’ils ne peuvent se mettre en évidence, ils peuvent aller partout’ (E. Mézil et K. Zwarts, “Charles Vandenhove. Art in Architecture”, Ludion, p. 21, 22 et 23).
Le Balloir n’échappe pas à cette caractéristique : ses couloirs, ses escaliers, ses murs intérieurs sont ornés jusqu’à mi-hauteur d’oeuvres d’art ayant pris place dans les lambris de Charles Vandenhove.
Le placement, dans ces conditions, d’une oeuvre d’art plastique à l’extérieur des bâtiments, en dehors de tout cadre voulu par l’auteur, de manière isolée et donc mise en évidence à l’inverse même de la démarche recherchée, altère l’équilibre mis en oeuvre par Charles Vandenhove”.
La cour d’appel se penche encore sur la nécessité pour le propriétaire d’un bâtiment (en l’occurrence : l’asbl Le Balloir) d’effectuer des aménagements ou des modifications (à ce sujet, voyez également ici).
De ce point de vue, la cour d’appel estime que l’apposition de la céramique litigieuse n’était pas indispensable pour l’asbl Le Balloir, mais était au contraire un aménagement de pure convenance – ce qui ne pouvait donc pas se faire sans l’autorisation de l’architecte :
“En l’occurrence, si le Balloir est une oeuvre architecturale fonctionnelle, l’intimée ne peut prétendre avoir dû porter atteinte à l’intégrité de l’oeuvre architecturale en raison des besoins nouveaux, objectifs et impérieux qu’elle a ressentis comme propriétaire usager des lieux, l’apposition d’une céramique pour commémorer un anniversaire relevant au contraire de sa seule convenance”.
Enfin, la cour d’appel balaye l’argument de l’asbl Le Balloir selon lequel l’apposition de la céramique litigieuse serait assimilable à l’apposition d’une enseigne ; or, le propriétaire d’un bâtiment peut toujours apposer sur son bâtiment une enseigne.
Selon la cour :
“L’a.s.b.l. fait grand cas de ce que la céramique litigieuse constituerait une forme d’enseigne pour elle et qu’il est légitime pour le propriétaire d’un immeuble à vocation utilitaire de vouloir y poser une enseigne. La réalisation et la pose de la céramique répondraient au besoin pour l’association d’affirmer la symbolique de son action dans le cadre de la communication destinée à encourager les dons : l’a.s.b.l. Le Balloir expose vouloir utiliser des reproductions de la céramique dans la promotion de ses activités.
La comparaison entre la mosaïque de Myriam Le Paige et une enseigne n’est pas pertinente. « Une simple plaque métallique mentionnant a.s.b.l. Le Balloir » aurait été beaucoup plus inoffensive car n’ayant pas la vocation d’une oeuvre d’art, elle n’aurait ni induit une rupture de style ni interféré dans les rapports de l’oeuvre architecturale avec les arts plastiques. Le choix que l’a.s.b.l. a posé en l’espèce est tout sauf anodin : il a été porté atteinte à l’oeuvre de V. en ce qu’elle avait de plus caractéristique en sorte qu’il ne peut être question ici d’atteinte mineure.
L’intimée qui reconnaît que l’apposition de cette céramique procède d’un pur choix de sa part n’est pas fondée à prétendre que celui-ci relève de la destination utilitaire des bâtiments, destination bien connue de l’architecte au moment de la commande. Rien dans la fonction utilitaire des lieux ne rendait impérieux cet ajout à l’ensemble architectural et même si l’a.s.b.l. ressentait le besoin de se doter d’un symbole attractif pour ses appels de dons, encore est-il qu’elle aurait pu y satisfaire sans porter atteinte au droit moral de l’architecte et sans que ses droits de propriétaire en soient brimés pour autant. Il eût suffi de concrétiser ce symbole autrement ou ailleurs”.
La cour d’appel en conclut qu’il y a bien eu atteinte au droit moral de l’architecte à l’intégrité de son oeuvre et que l’architecte n’a pas abusé de son droit en demandant l’enlèvement ou le déplacement de la céramique litigieuse.
La cour d’appel condamne alors l’asbl Le Balloir de la façon suivante :
“Constatant que l’a.s.b.l. Le Balloir a porté atteinte au droit moral d’auteur de V. en apposant sur une façade du Balloir une céramique multicolore.
Ordonne à celle-ci de retirer la céramique litigieuse de son emplacement actuel et de la placer en un autre endroit de manière à ce qu’elle ne soit plus en perspective de cet ensemble architectural, sous peine d’une astreinte de 125 EUR par jour de retard à ce faire, passé un délai de deux mois après la signification de l’arrêt”.
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles