Pot-pourri V : l’article 875bis du Code judiciaire à nouveau modifié
La recevabilité de l’action et les mesures d’instruction (pot-pourri I)
En 2015, par le truchement de la loi du 19 octobre 2015 modifiant le droit de la procédure civile et portant des dispositions diverses en matière de justice, dite loi “pot-pourri I”, le législateur modifiait l’article 875bis du Code judiciaire dans le but d’imposer au juge de statuer sur la recevabilité de l’action portée devant lui avant de prononcer une mesure d’instruction.
Le nouvel article 875bis du Code judiciaire à la sauce “pot-pourri I” disposait ainsi que :
“Sauf lorsque la mesure a trait au respect d’une condition de recevabilité, le juge ne peut ordonner une mesure d’instruction qu’après que l’action concernée a été déclarée recevable”.
Le but poursuivi par le ministre de la Justice était d’éviter qu’une mesure d’instruction (en particulier, une expertise) soit prononcée et exécutée, avec tout le coût et le retard que pareille mesure induit, pour que l’on constate en bout de course que l’action ou la demande est irrecevable :
“Il sera cependant difficile d’accepter que, par exemple, dans une affaire de construction d’immeuble, une expertise fastidieuse et donc prenant beaucoup de temps et très onéreuse, soit effectuée alors que la recevabilité de la demande est (encore) en discussion ratione temporis, par exemple parce que le délai de la responsabilité décennale de l’entrepreneur ou du l’architecte serait dépassé”.
– Exposé des motifs de la loi pot-pourri I, Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54-1219/001, p. 24.
“(…) à condition bien entendu que l’action soit recevable, car dans les causes non recevables, il n’est pas nécessaire, par exemple, d’effectuer de longues et coûteuses expertises”.
– Rapport de la première lecture de la loi pot-pourri I, Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54-1219/005, p. 8.
En clair : évitons qu’une mesure d’instruction soit prononcée et exécutée alors que de toute façon l’action est irrecevable ; et économisons ainsi, en amont, le coût et le temps d’une mesure d’instruction en imposant au juge de vérifier au préalable la recevabilité de l’action avant de prononcer une telle mesure.
Appréciation de cette réforme à la sauce “pot-pourri I” et incertitudes
Sur le principe, j’avais personnellement considéré que cette modification de l’article 875bis du Code judiciaire par la loi pot-pourri I était, en soi, louable.
Voyez :
– F. Lejeune, “Simplification de la procédure par défaut et métamorphose de l’appel, pour quelle efficacité ?”, in J. Englebert et X. Taton (dir.), Le procès civil efficace, Première analyse de la loi du 19 octobre 2015 modifiant le droit de la procédure civile (dite “loi pot-pourri 1”), Limal, Anthemis, 2015, p. 132, n°47 ;
– F. Lejeune, “L’impact de la loi ‘pot-pourri I’ sur l’expertise”, Revue belge du dommage corporel et de médecine légale, 2016, p. 41, n°18.
Cela dit, cette réforme voulue par le ministre de la Justice ne manquait pas de poser question sur le plan de son efficacité :
1. D’abord parce le ministre n’avait pas interdit aux parties de soulever l’irrecevabilité de l’action pour la première fois en appel. Il était donc toujours, bel et bien, possible de soulever un moyen d’irrecevabilité post expertise, et donc il pourrait encore arriver qu’une action soit déclarée irrecevable après qu’une longue et coûteuse mesure d’instruction ait été exécutée.
“Ceci étant, s’il est certes louable de vouloir éviter qu’une expertise (au vu de ses inconvénients sur le plan du temps, de l’énergie et des coûts) soit diligentée alors que l’action est, en réalité, irrecevable, l’on est en droit de se demander si le ministre de la Justice est véritablement allé jusqu’au bout de sa logique.
À mon sens, tel n’est pas le cas : le nouvel article 875bis, alinéa 1er, du Code judiciaire, n’empêche pas de soulever une fin de non-recevoir pour la première fois en appel. Or n’est-il pas paradoxal d’empêcher les parties de soulever une fin de non-recevoir une fois que le juge de première instance a prononcé une expertise, mais de ne pas les empêcher de soulever cette même fin de non-recevoir devant le juge d’appel ? Poser la question, c’est y répondre : si l’objectif poursuivi est d’éviter que l’on procède à des expertises qui pourraient se révéler, en bout de course, inutiles en raison de l’irrecevabilité de l’action au fond constatée post factum, le ministre de la Justice aurait peut-être dû non seulement obliger les parties défenderesses à soulever leur(s) fin(s) de non-recevoir avant le prononcé de l’expertise, mais en outre empêcher ces mêmes parties de soulever celles-ci – pour la première fois – en degré d’appel. Cette solution aurait eu le mérite de donner un réel effet utile à la mesure visée par le ministre.
Mais tel n’est pas le cas, et force est de constater que le nouvel article 875bis, alinéa 1er, du Code judiciaire, n’empêchera pas que l’action soit déclarée irrecevable après le prononcé et l’exécution d’une expertise longue et coûteuse ; simplement, cette irrecevabilité post expertise sera retardée et ne pourra, le cas échéant, être prononcée qu’en appel“.
– F. Lejeune, “L’impact de la loi ‘pot-pourri I’ sur l’expertise”, Revue belge du dommage corporel et de médecine légale, 2016, p. 41, n°18.
2. Ensuite parce que même en première instance, il n’était pas certain que la réforme interdise aux parties de soulever un moyen d’irrecevabilité après qu’une expertise ait été prononcée et exécutée.
Il y avait, en effet, (au moins) deux façons de comprendre la règle selon laquelle “le juge ne peut ordonner une mesure d’instruction qu’après que l’action concernée a été déclarée recevable”.
1ère interprétation
Soit cette règle signifiait que les parties avaient désormais le devoir et l’obligation de soulever l’irrecevabilité de l’action avant qu’une mesure d’instruction (par ex. une expertise) soit prononcée et, corrélativement, que si le juge prononçait une mesure d’instruction, l’action devait automatiquement être considérée comme recevable (peu importe que la recevabilité ait ou non été discutée puisque de toute façon les parties ne seraient plus autorisées à soulever un moyen d’irrecevabilité post mesure d’instruction).
Dans ce sens, voyez :
“L’article 875bis, alinéa 1er, du Code judiciaire, mettra d’ailleurs probablement fin aux hésitations sur le caractère mixte ou non des jugements ordonnant une mesure d’instruction dans les affaires où aucune fin de non-recevoir n’a été soulevée. Le juge sera réputé avoir déclaré l’action recevable ; et la partie défenderesse pourra, le cas échéant, soulever une cause d’irrecevabilité de l’action dans sa requête d’appel”.
– X. Taton et G. Eloy, “Structure et contenu des conclusions, chose jugée et mesures d’instruction : nouvelles responsabilités des parties”, in J. Englebert et X. Taton (dir.), Le procès civil efficace, Première analyse de la loi du 19 octobre 2015 modifiant le droit de la procédure civile (dite “loi pot-pourri 1”), Limal, Anthemis, 2015, pp. 104-105, n° 26.
Voyez également :
“Les parties, quant à elles, doivent tirer les leçons de ce nouvel article 875bis, alinéa 1er, du Code judiciaire et anticiper : si elles souhaitent soulever une fin de non-recevoir, elles doivent le faire avant qu’une expertise soit prononcée. Après, ce sera trop tard (s’agissant de la première instance, en tout cas).
En effet, et sauf à ôter tout sens au nouvel article 875bis, alinéa 1er, si le juge « ne peut ordonner une mesure d’instruction qu’après que l’action a été déclarée recevable », cela implique ipso facto que, si le juge prononce une expertise, c’est qu’il estime l’action recevable (que ce soit expressément ou implicitement, voy. à ce propos infra, n° 28).
Dès qu’une expertise est prononcée, il n’est donc plus question de soulever une cause d’irrecevabilité (au même degré de juridiction)”.
– F. Lejeune, “L’impact de la loi ‘pot-pourri I’ sur l’expertise”, Revue belge du dommage corporel et de médecine légale, 2016, p. 40, n°17.
2nde interprétation
Soit cette règle avait une portée bien plus réduite et signifiait seulement que si la recevabilité était contestée, le juge devait, avant de prononcer une mesure d’instruction (par ex. une expertise), obligatoirement trancher et vider la question de la recevabilité.
Mais alors, dans cette seconde interprétation, la règle manquait de clarté puisque le préalable d’une contestation quant à la recevabilité ne se trouvait pas littéralement dans le texte de la règle : “Sauf lorsque la mesure a trait au respect d’une condition de recevabilité, le juge ne peut ordonner une mesure d’instruction qu’après que l’action concernée a été déclarée recevable”.
3. Enfin – et telle était la troisième grande cause d’inefficacité de cette règle prévue par la loi “pot-pourri I” à l’article 875bis -, si le juge était obligé de dire l’action recevable avant de prononcer une mesure d’instruction et/ou était présumé avoir dit l’action recevable lorsqu’il avait prononcé une mesure d’instruction, les jugements d’instruction seraient à l’avenir automatiquement des jugements mixtes (définitifs sur la recevabilité et avant-dire droit sur la mesure d’instruction).
Or, si les jugements d’instruction devaient être automatiquement considérés comme des jugements mixtes, il seraient – tout aussi automatiquement – susceptibles d’appel immédiat, ce qui viendrait priver d’efficacité la règle du retardement de l’appel des jugements avant dire droit – règle prévue à l’article 1050, alinéa 2, du Code judiciaire, tel que modifié par la loi “pot-pourri I”.
J’ai déjà évoqué cette problématique du lien entre les versions “pot-pourri I” des articles 875bis et 1050 du Code judiciaire dans mon article Pot-pourri 1 : le retardement de l’appel des jugements avant dire droit.
J’avais également écrit que :
“En réalité, le nouvel article 875bis, alinéa 1er, a pour effet collatéral de torpiller l’efficacité du retardement de l’appel des jugements prononçant une mesure d’instruction (en ce compris, donc, les jugements ordonnant une expertise).
Pour comprendre l’interaction malheureuse entre ces deux dispositions, il faut en revenir au texte du nouvel article 875bis, alinéa 1er. Pour rappel, celui-ci prévoit que le juge ne peut ordonner une mesure d’instruction (en ce compris une expertise) « qu’après que l’action concernée a été déclarée recevable ».
Si, de prime abord, elle peut être considérée comme une avancée positive, cette nouvelle règle insérée à l’article 875bis, alinéa 1er, a inexorablement pour effet collatéral de :
(i) conférer aux jugements ordonnant une mesure d’instruction (en ce compris une expertise) un caractère « mixte », puisque pareils jugements contiendront systématiquement, en plus de la décision avant dire droit sur la mesure d’instruction, une décision définitive sur la recevabilité ;
(ii) rendre pareils jugements immédiatement susceptibles d’appel en raison de leur caractère mixte.
Le ministre de la Justice était conscient de cet écueil, dès lors que le Conseil de l’État l’en avait averti et l’avait invité à revoir sa copie s’agissant de l’article 1050, alinéa 2.
Malgré cet avertissement, le ministre n’a pas apporté de modification à l’article 1050, alinéa 2, alors en projet, estimant simplement qu’il n’était pas possible de faire autrement”.
– F. Lejeune, “L’impact de la loi ‘pot-pourri I’ sur l’expertise”, Revue belge du dommage corporel et de médecine légale, 2016, p. 46, n°27.
4. En clair et pour résumer ce qui précède :
- Soit cette nouvelle règle n’avait quasiment ni incidence ni plus-value pratique (interprétation restrictive de cette règle : le juge ne devait trancher la recevabilité que si elle était expressément contestée ; et si tel n’était pas le cas, rien n’empêchait les parties de contester la recevabilité plus tard, post mesure d’instruction).
- Soit cette nouvelle règle avait une incidence pratique réellement intéressante (les parties étaient obligées de soulever leur moyen d’irrecevabilité avant qu’une mesure d’instruction fût prononcée) mais inachevée (car rien n’empêchait les parties d’invoquer pour la première fois un moyen d’irrecevabilité en appel, post mesure d’instruction), et torpillait, dans le même temps, l’efficacité du retardement de l’appel des jugements d’instruction (puisque tous les jugements d’instruction risquaient d’être considérés comme définitifs quant à la recevabilité).
La clarification apportée par la loi pot-pourri V
La loi du 6 juillet 2017 portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses mesures en matière de justice, dite loi “pot-pourri V”, a été publiée au Moniteur Belge le 24 juillet 2017.
Or, l’article 141 de cette loi “pot-pourri V” modifie à nouveau l’article 875bis du Code judiciaire, tel que mis en place par la loi “pot-pourri I”, pour conditionner la règle discutée dans le présent article au fait que la recevabilité de l’action soit (expressément) contestée :
“Art. 141. A l’article 875bis du même Code, inséré par la loi du 15 mai 2007 et remplacé par la loi du 19 octobre 2015, les modifications suivantes sont apportées :
1° l’alinéa 1er est abrogé ;
2° l’article est complété par un alinéa rédigé comme suit :
Lorsque la recevabilité de l’action est contestée, le juge ne peut ordonner une mesure d’instruction qu’après que l’action concernée a été déclarée recevable, sauf lorsque la mesure a trait au respect de la condition de recevabilité invoquée.” (je souligne).
Ce faisant, l’auteur de la loi “pot-pourri V”, le ministre de la Justice Koen Geens, a fait le choix de l’interprétation de la règle la moins contraignante – règle qui n’aura donc quasiment aucune incidence pratique et qui n’apportera pratiquement aucune plus-value. En effet, les parties peuvent s’abstenir de soulever l’irrecevabilité de l’action dès l’abord et garder, volontairement ou non, sous le coude leurs moyens d’irrecevabilité pour les soulever plus tard, post mesure d’instruction.
Il s’ensuit que l’objectif de la règle, tel qu’invoqué par le ministre à l’occasion des travaux préparatoires de la loi “pot-pourri I”, ne sera pas atteint : “Le ministre explicite qu’il faut garder à l’esprit que le but est d’éviter d’ordonner des mesures d’instruction dans le cadre d’actions irrecevables” (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54-1219/005, p. 109).
En réalité, ce choix (consistant à réduire au strict minimum la règle prévue à l’article 875bis du Code judiciaire et à annihiler sa portée et son efficacité) semble motivé par la volonté de résoudre la contradiction existant entre l’article 875bis et l’article 1050 du même Code et d’éviter ainsi que tous les jugements d’instruction soient immédiatement susceptibles d’appel en raison dudit article 875bis :
“Par la loi du 19 octobre 2015, deux mesures ont été prises qui se gênent mutuellement, et peut-être plus qu’on ne l’imaginait : l’exigence selon laquelle une mesure d’instruction ne peut être ordonnée que si l’action a été déclarée recevable (art. 875bis) et le fait qu’il ne puisse être formé appel immédiat des jugements interlocutoires avant dire droit (art. 1050). Certains déduisent de la première mesure que le juge devrait toujours examiner et statuer expressément sur la recevabilité d’une action dans le cadre de laquelle une mesure d’instruction est demandée, y compris si cette recevabilité n’est pas contestée. La deuxième mesure a alors pour effet que le jugement qui ordonne cette mesure d’instruction est en quelque sorte par définition un jugement “mixte” et serait donc dans son ensemble un “jugement définitif” susceptible d’appel, c’est-à-dire un jugement qui se prononce (également) sur autre chose que sur cette mesure d’instruction. Il va de soi que quasiment toutes les mesures d’instruction seraient alors immédiatement susceptibles d’appel car elles font de toute façon partie d’un jugement interlocutoire “mixte”.
– Doc. parl., Chambre, 2016-2017, n° 2259/001, p. 116.
Le ministre de la Justice précise que l’intention du législateur (au moment de l’adoption de la loi “pot-pourri I”) était, et avait toujours été, que le juge ne devrait se prononcer, au préalable, sur la question de la recevabilité que dans le cas d’une contestation concrète de la recevabilité – laissant entendre par là que c’est par excès de zèle que certains auteurs de doctrine et certains plaideurs ont tenté d’élargir (et de semer le doute sur) la portée de cette règle qui était pourtant ab initio tout à fait claire.
Cette présentation des choses de la part du ministre ne convainc pas car :
- les travaux préparatoires de la loi “pot-pourri I” ne permettaient pas de déceler cette intention et cette (prétendue) clarté ;
- si le texte de l’article 875bis version “pot-pourri I” a dû être modifié par la loi “pot-pourri V” pour aller dans le sens voulu par le ministre, c’est – à l’évidence – qu’il n’était pas suffisamment précis ou suffisamment bien rédigé pour faire l’unanimité quant à sa portée.
Par ailleurs, on relèvera encore que le Conseil d’Etat avait attiré l’attention du ministre de la Justice, à l’occasion de la loi “pot-pourri I”, sur les risques de contrariété entre les articles 875bis et 1050 du Code judiciaire. Or, à ce moment-là, le ministre de la Justice avait indiqué qu’on ne pouvait rien y faire (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54-1219/005, pp. 109-110).
Il faut donc souligner le rétropédalage du ministre de la Justice avec la loi “pot-pourri V”, qui finalement se résout à rectifier cette contradiction en sacrifiant l’article 875bis (lequel devient une disposition relativement anecdotique et sans grande incidence pratique) au bénéfice de l’article 1050.
Avec un peu d’impertinence et d’ironie, je me permettrai, tout de même, de dire que si les expertises sont longues, coûteuses et pas toujours des plus efficaces, je me demande ce qu’il faut penser du processus législatif.
En tout cas, l’article 875bis du Code judiciaire est un parfait exemple de travail législatif long et non efficace, tout cela pour accoucher d’une réformette consistant à prescrire aux juges une règle de bon sens : “De grâce, si quelqu’un soulève un moyen d’irrecevabilité, tranchez-le tout de suite, n’attendez pas plusieurs années pour dire l’action irrecevable et empêchez le prononcé d’expertises inutiles”.
La phrase qui me vient à l’esprit à propos de cet article 875bis du Code judiciaire, post Pot-pourri V, c’est : “Tout ça, pour ça ?”
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles