La contrefaçon, un crime contre l’humanité au sens du droit international ?
Introduction
Verra-t-on un jour un procès pour contrefaçon, à la Haye, devant la Cour Pénale Internationale ?
C’est la question que je me suis posée, après avoir vu passer plusieurs articles qui faisaient succinctement état d’une démarche de l’Anti Counterfeit Network Africa (ci-après : “ACN Africa”), visant à faire reconnaître la contrefaçon comme un crime contre l’humanité.
Tout cela m’a intrigué et j’ai eu envie d’en savoir plus (étant particulièrement intéressé par les procès qui se tiennent devant les juridictions internationales, tant au niveau du fond qu’au niveau de la procédure).
Après quelques recherches sur Internet, je suis alors effectivement tombé sur un document du 1er novembre 2021, émanant de l’ACN Africa, intitulé “Petition to introduce counterfeiting of goods and services as a crime against humanity under the Rome Statute of the International Criminal Court”.
Ce document a visiblement été envoyé au siège de la Cour Pénale Internationale (ci-après : “la CPI” ou, en anglais, “the ICC”) à l’attention du Président de l’Assemblée des États Parties au Statut de Rome.
La position de l’ACN Africa
Mon but n’est pas de reprendre ici l’ensemble des développements mis en avant par l’ACN Africa, mais simplement d’en relever quelques-uns qui me paraissent intéressants.
- L’ACN Africa indique, tout d’abord, que sa position visant à faire reconnaître la contrefaçon comme un crime contre l’humanité se limite aux actes de contrefaçon qui ont des conséquences graves (décès et lésions corporelles) et étendues ratione personae (sur un grand nombre de personnes).
- Pour ces actes de contrefaçon-là, l’ACN Africa estime que non seulement la réglementation en matière de propriété intellectuelle devrait s’appliquer, mais également le Statut de Rome.
- A l’appui de sa position, l’ACN Africa met en avant le fait que la contrefaçon globale est souvent traitée comme une infraction mineure, alors qu’en réalité la contrefaçon globale est un tueur lent qui est probablement responsable de plus de morts et de blessés que n’importe quel autre crime.
- Selon l’ACN Africa, il ressort des statistiques de l’OMC que les contrefaçons de médicaments causent plus d’un million de morts chaque année.
- Or, et tel est le paradoxe que l’ACN Africa veut dénoncer, les 40 conflits armés qui ont actuellement lieu au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique – et qui entrent dans les domaines d’investigation et d’action de la CPI – ont, tous ensemble, causé moins de 500.000 morts sur les 3 dernières années.
- 1.000.000 de morts sur un an pour la contrefaçon de médicaments vs. moins de 500.000 morts sur 3 ans pour les 40 conflits armés en cours dans le monde.
- L’ACN Africa conclut sur ce point : “It is significant that the ICC is determined to put an end to impunity of the perpetrators of unimaginable atrocities against millions of children, women and men around the world but it is significant that the perpetrators of atrocious counterfeiting have still eluded its grip”.
Quelques réflexions de la part d’un avocat en propriété intellectuelle
Si je trouve la position de l’ACN Africa intéressante et même originale (intuitivement, on ne s’attend pas à voir la contrefaçon associée à la notion de crime contre l’humanité), elle pose malgré tout question.
1/ D’abord, je me demande fondamentalement si la “contrefaçon” a, au niveau de l’esprit, sa place dans le Statut de Rome.
Rappelons que les crimes visés dans ce Statut sont : les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les crimes d’agression.
Et, en particulier s’agissant des crimes contre l’humanité, ce que l’on vise ce sont des actes de meurtre, d’extermination, de réduction en esclavage, de déportation ou de transfert de population, d’emprisonnement abusif, de torture, de viol, de prostitution forcée, de stérilisation forcée, de grossesse forcée, d’apartheid, etc. La liste qui précède n’est pas exhaustive (pour ceci, je vous renvoie à l’article 7 du Statut de Rome).
Je ne suis pas sûr que la contrefaçon, aussi grave puisse-t-elle être, soit véritablement à sa place à côté des réductions en esclavage, des stérilisations forcées ou encore des actes d’apartheid.
Alors bien sûr, si la contrefaçon mène à la mort, l’on pourrait faire le rapprochement avec le meurtre. Mais là encore, tout comportement qui cause la mort n’est pas nécessairement un meurtre. Le rapprochement n’est donc pas automatique. Prenons, par exemple, le cas du trafic de drogues. Un tel trafic mène forcément à la mort de nombreuses personnes. Est-ce que, pour autant, le trafic de drogues, en lui-même, est assimilable à un meurtre ? Il me semble que non.
Le parallèle est, d’ailleurs, intéressant car le trafic de drogues n’est pas, non plus, repris dans liste des crimes contre l’humanité au sens du Statut de Rome :
“The ICC was established in July 2002 with the authority to investigate and prosecute serious violations of international criminal law, i.e., genocide, crimes against humanity, war crimes, and the crime of aggression. Drug trafficking, another crime of international significance, has not been assigned ICC jurisdiction under the ICC authorization statute” (voy. l’abstract de l’article “Should the Subject Matter Jurisdiction of the International Criminal Court Include Drug Trafficking ?” de George S. Yacoubian Jr., disponible ici).
En d’autres termes, certes, le trafic de drogues est un crime grave qui a une composante internationale certaine ; pour autant, ce crime n’entre pas dans le champ du Statut de Rome et ne relève donc pas de la compétence de la CPI.
Je crois qu’il doit en aller de même pour la contrefaçon.
A supposer que l’on doive ajouter dans le Statut de Rome tous les autres crimes (notamment économiques) qui peuvent mener à la mort de personnes, je crois que l’esprit du Statut de Rome s’en trouverait dénaturé ; par ailleurs, il faudrait sans doute refinancer la CPI car il y aurait beaucoup plus d’affaires à juger (sous réserve, bien entendu, du principe de subsidiairité prévu à l’article 17 du Statut de Rome).
2/ Ensuite, je pense que si un faux médicament était utilisé dans le contexte d’une attaque généralisée ou systématique destinée, intentionnellement, à faire disparaître une population civile donnée, alors il y aurait matière à crime contre l’humanité au sens de l’article 7 du Statut.
Une “contrefaçon” de médicament pourrait donc, à mon sens, déjà mener à une qualification de crime contre l’humanité à partir du moment où ce médicament serait utilisé comme une arme intentionnelle de destruction d’une population civile donnée, dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique. Mais tous ces éléments devraient être prouvés (caractère généralisé ou systématique de l’attaque, intentionnalité, but de faire disparaître une population civile, etc.).
L’on constate ici qu’en réalité ce n’est presque plus un problème de propriété intellectuelle (voire même, plus du tout).
Ce qui est en cause, ce n’est finalement pas une atteinte à une marque ni à un brevet (*) … mais plutôt l’acte de faire passer une substance pour ce qu’elle n’est pas (faire absorber par une population donnée une substance en faisant croire qu’il s’agit d’un médicament, alors que c’est en réalité au mieux un placebo, au pire un poison).
Le placebo ne guérira pas la maladie sous-jacente ; le poison tuera dans une causalité plus directe ceux qui absorbent le faux médicament.
(*) L’atteinte à un brevet est certainement exclue dans une telle hypothèse, puisqu’un médicament qui viole un brevet est précisément un médicament qui met en oeuvre le brevet (cela ne peut donc pas être un placebo, ni un poison).
3/ Et on touche ici à l’une des faiblesses, à mes yeux, de la position de l’ACN Africa.
Cette dernière semble, en effet, mélanger les problèmes de contrefaçon au sens strict (violation d’un droit de propriété intellectuelle) et les problèmes de contrebande ou de marchandises frelatées (qui ne violent pas nécessairement un droit de propriété intellectuelle).
L’ACN Africa fait référence aux “contrefaçons” dans le domaine alimentaire ; puis elle donne l’exemple de l’organisation WFP (World Food Programme) qui a fourni, en Ouganda, de la nourriture contaminée, ce qui a mené au décès de plusieurs personnes.
Mais de la nourriture contaminée (ou de la “poisoned food” pour reprendre l’expression anglaise), cela n’a rien à voir avec de la contrefaçon.
Un aliment contaminé n’est pas forcément un aliment contrefaisant (c.à.d. violant un droit de propriété intellectuelle).
A l’inverse, un produit alimentaire couvert par un droit de propriété intellectuelle et parfaitement authentique (c.à.d. émanant bien du titulaire du droit de propriété intellectuelle ou mis sur le marché avec son autorisation) pourrait, tout à fait, à un moment ou à un autre, faire l’objet d’une contamination et risquer d’empoisonner des consommateurs (cf. les rappels de produits dans les supermarchés : “si vous avez acheté tel produit, avec telle référence … veuillez le ramener car il est contaminé”).
Ces deux hypothèses montrent bien que l’on ne peut pas assimiler nourriture contaminée (“poisoned food”) et contrefaçon (“counterfeit”).
Or, l’ACN Africa vise bien la contrefaçon de propriété intellectuelle au sens strict (puisqu’elle fait référence à l’accord ADPIC – en anglais, le “TRIPs” – c.à.d. l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce).
Il est donc gênant que pour appuyer sa position selon laquelle la contrefaçon devrait être instituée comme un crime contre l’humanité, elle fasse référence à des situations comme celle de la nourriture contaminée (“poisoned food”), qui n’ont absolument rien à voir avec la contrefaçon.
4/ La question mérite, bien sûr, plus ample réflexion.
Mais, pour tous les motifs qui viennent d’être évoqués, il me paraît loin d’être évident qu’il faille ajouter la contrefaçon dans la liste des crimes contre l’humanité prévue à l’article 7 du Statut de Rome.
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles