Une oeuvre invisible protégée par le droit d’auteur ?
Je reviens aujourd’hui sur le cas de la sculpture “invisible” intitulée “Io Sono”, qui a été vendue en 2021 pour plusieurs milliers d’euros.
C’est l’artiste italien Salvatore Garau qui a “créé” cette oeuvre insaisissable.
La question qui vient immédiatement à l’esprit de l’avocat en propriété intellectuelle est la suivante : une oeuvre invisible est-elle susceptible de protection par le droit d’auteur ?
Sur le principe, la réponse est affirmative.
Une composition musicale – uniquement perceptible par l’ouïe – est susceptible de protection par le droit d’auteur.
Il n’y a donc pas que les oeuvres visibles qui peuvent être protégées par le droit d’auteur, mais aussi les oeuvres audibles.
S’agissant des autres sens que la vue et l’ouïe, c’est plus complexe.
Dans son arrêt Levola (C‑310/17), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a décidé qu’une saveur alimentaire n’est pas une oeuvre au sens du droit d’auteur (exclusion des éléments uniquement perceptibles par le goût).
Mais la question reste ouverte pour les parfums (oeuvres perceptibles par l’odorat).
Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut retenir ici, c’est que, sur le principe, un objet peut être une oeuvre au sens du droit d’auteur même s’il est invisible… à condition toutefois qu’il soit perceptible autrement (par exemple, par l’ouïe).
Mais quid alors de la fameuse “sculpture invisible” ?
Le problème, c’est que cette “sculpture” n’est pas perceptible du tout. On ne peut pas la voir, on ne peut pas la toucher et on ne peut pas l’entendre.
Et pour cause, cette “sculpture” correspond à un espace vide.
Cette sculpture n’a donc pas de forme et, a fortiori, pas de forme “identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité” (critère retenu par la CJUE dans son arrêt Levola).
L’artiste Salvatore Garau a, d’ailleurs, expliqué que son oeuvre dépend entièrement de celui qui la regarde et que la liberté d’interprétation est totale.
Le problème est bien là : un élément invisible qui est un espace vide (fût-il qualifié de sculpture) dépend totalement de celui qui regarde cet élément, et de l’imagination ou de l’interprétation de celui qui le regarde. Il y a donc autant d’oeuvres que de personnes qui regardent le vide.
Ceci, en droit d’auteur, ce n’est pas une création de forme identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité. Ce n’est pas non plus une création “propre” à son auteur (puisque c’est, en réalité, chaque “regardeur” qui créera sa propre oeuvre, au moyen de son imagination, face au vide).
La “création” n’émane donc pas de l’artiste, mais plutôt de ceux qui regardent.
Pour toutes ces raisons, il faut en conclure qu’une oeuvre invisible, constituée d’un espace vide, n’est pas susceptible de protection par le droit d’auteur, à défaut de forme (propre à son auteur) et à défaut de forme identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité.
PS. l’image illustrant cet article n’est pas la sculpture de Salvatore Garau (puisque celle-ci est invisible !).
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles