Bob & Bobette et le Vlaams Belang, une parodie ?

Une affaire intéressante soumise à la Cour de justice de l’Union européenne retient aujourd’hui mon attention (C‑201/13).

Cette affaire concerne l’exception de parodie qui est visée à l’article 5, §3, sous k), de la directive 2001/29 et l’article 22, §1, 6°, de la loi belge du 30 juin 1994 relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dont le libellé se lit respectivement comme suit :

  • “Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 (…) lorsqu’il s’agit d’une utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche” ;
  • “Lorsque l’œuvre a été licitement publiée, l’auteur ne peut interdire (…) la caricature, la parodie ou le pastiche, compte tenu des usages honnêtes”.

Les faits

Un membre du parti flamand le Vlaams Belang avait procédé à la distribution de calendriers représentant le bourgmestre de Gand, volant dans les airs, vêtu d’une tunique blanche ceinte à la taille du drapeau belge et occupé à distribuer de l’argent à des passants barbus ou voilés.

Source : arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 8 avril 2013

A la suite de cette distribution de calendriers, les héritiers de l’auteur de la bande dessinée Bob et Bobette (ci-après “les ayants droit”) invoquent une atteinte aux droits qu’ils détiennent sur la couverture de l’album de « De Wilde Weldoener » sorti en 1991. Selon eux, en effet, l’image reprise sur le calendrier litigieux correspond en tous points à la couverture de l’un des albums de Bob et Bobette, à ceci près que :

  • le bienfaiteur de Bob et Bobette s’est transformé en personnage politique ; et que
  • les personnes qui ramassent les pièces de monnaie jetées par le bienfaiteur portent désormais une burqa ou sont devenues des personnes de couleur.

Les ayants droit intentent alors une procédure devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Le tribunal reconnaît la violation aux droits d’auteurs et en ordonne la cessation sous peine d’astreinte.

Les parties condamnées ne s’en laissent pas conter et relèvent appel, estimant notamment que l’exception de parodie, pastiche ou caricature est applicable au cas d’espèce.

Les ayants droit, quant à eux, s’opposent à cette lecture, estimant que:

  • l’aspect global de l’œuvre originale, les personnages de Bob et Bobette, la police de caractères, le titre et la couleur caractéristique des couvertures des albums de Bob et Bobette sont clairement reconnaissables sur la couverture litigieuse ;
  • certaines des personnes ayant reçu le calendrier ont cru qu’il s’agissait d’un cadeau de l’éditeur de Bob et Bobette ;
  • ce n’est qu’en examinant plus en détail le calendrier litigieux que l’on se rend compte qu’il s’agit en fait d’une publicité pour le Vlaams Belang ;
  • il y a donc un risque que le public puisse croire, à tort, que les ayants droit de Bob et Bobette apportent leur soutien au Vlaams Belang ;
  • l’exception de parodie n’est pas applicable car la condition de l’intention de railler l’oeuvre originale n’est pas satisfaite ; en effet, la publication du Vlaams Belang ne visait pas à railler l’auteur ou les personnages de Bob et Bobette, mais le bourgmestre de Gand.

C’est précisément dans ce contexte que la cour d’appel de Bruxelles a, par son arrêt du 8 avril 2013 (disponible ici), interrogé la Cour de justice de l’Union européenne à propos des conditions d’application de l’exception de parodie.

L’analyse de l’Avocat général Cruz Villalón

A ce jour, la Cour de justice ne s’est pas encore prononcée sur les conditions d’application de l’exception de parodie, mais les conclusions de l’Avocat général Cruz Villalón ont été présentées le 22 mai 2014, et c’est ce dont il sera question ci-après.

1.   L’Avocat général relève, tout d’abord, que la notion de parodie est une notion autonome du droit de l’Union, et le fait que l’article 5, paragraphe 3, sous k), de la directive 2001/29, rende l’exception de parodie facultative n’y change rien.

Le fait que la notion de parodie soit une notion autonome du droit de l’Union ne veut néanmoins pas dire que les Etats membres ne jouiraient pas d’une large marge d’appréciation pour interpréter la notion de parodie (notamment parce que le droit de l’Union ne contient pas de critères suffisamment précis pour la définir).

2.   L’Avocat général se penche ensuite sur le concept de parodie.

Selon lui, la parodie est structurellement une imitation et doit être fonctionnellement burlesque.

Structurellement une imitation parce que la parodie est toujours une copie d’une oeuvre antérieure, ce qui implique que la parodie n’est jamais à 100% originale. La copie doit d’ailleurs être suffisante pour que l’on puisse reconnaître l’oeuvre antérieure, sans quoi la parodie n’atteint pas son objectif. Mais, en même temps, la parodie doit être également une création : il faut qu’il y ait modification de l’oeuvre antérieure. Ainsi, pour conclure à l’existence ou à l’absence de parodie, il convient de déterminer si l’on retrouve suffisamment d’éléments de création ou si, au contraire, les modifications apportées à l’oeuvre antérieure ne sont qu’insignifiantes. Pour reprendre les termes exacts de l’Avocat général (point 58 de ses conclusions):

“En définitive, dans sa dimension « structurelle », la parodie doit offrir un certain équilibre entre les éléments d’imitation et les éléments d’originalité, en s’inspirant de l’idée que l’introduction d’éléments non originaux permette effectivement d’atteindre l’effet visé par la parodie. Nous nous situons toutefois ainsi déjà dans la dimension « fonctionnelle » de la parodie”.

Fonctionnellement burlesque parce que la parodie doit avoir un effet burlesque ou comique.

 3.   S’agissant de l’objet de la parodie, l’Avocat général disserte sur une question très intéressante qui est celle de savoir si la parodie doit avoir pour objet de railler l’oeuvre antérieure (ce qu’il qualifie de “parodie de l’oeuvre antérieure”) ou si la parodie peut également viser un sujet ou un objet tiers (ce qu’il qualifie de “parodie au moyen de l’oeuvre antérieure”).

Cette question est, bien entendu, fondamentale puisqu’en l’espèce le calendrier du Vlaams Belang n’avait pas pour objet de parodier l’oeuvre antérieure (Bob et Bobette) mais d’utiliser l’oeuvre antérieure pour viser un sujet tiers. Or, la doctrine belge semble, jusqu’ici, cantonner le concept de parodie aux parodies de l’oeuvre antérieure, à l’exclusion des parodies au moyen de l’oeuvre antérieure (voy. par ex. A Strowel, “Droit d’auteur et droits voisins”, in Les droits intellectuels, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2013, p. 351; et A. Berenboom, Le nouveau droit d’auteur – et les droits voisins -, 4e éd., Bruxelles, Larcier, 2008, p. 177).

L’Avocat général estime qu’il n’y a pas de raison de lire à l’article 5, §3, sous k), de la directive 2001/29, une limitation ni aux “parodies de l’oeuvre antérieure” ni aux “parodies au moyen de l’oeuvre antérieure” (point 64) :

“Je tends à croire qu’il n’y a pas lieu de restreindre la notion de parodie contenue dans la directive au cas de la parodie qui n’en est une que par rapport à l’œuvre originale parodiée. On pourrait peut-être soutenir que, du point de vue de la théorie de la littérature, la modalité de parodie la plus ancrée est celle dont l’intention essentielle est de se projeter, quel qu’en soit le dessein, sur l’œuvre originale. Nonobstant ce qui précède, on ne saurait nier que la critique des us et coutumes, la critique sociale et la critique politique utilisent aussi, depuis très longtemps, pour d’évidentes raisons d’efficacité du message, l’instrument privilégié que constitue la modification d’une œuvre préexistante, suffisamment reconnaissable pour le public auquel ladite critique s’adresse”.

4.   L’Avocat général consacre ensuite des développements très intéressants aux liens entre la liberté d’expression et la parodie.

Le point 85 de ses conclusions est fondamental :

  • d’une part, l’Avocat général y indique qu’il ne suffit – évidemment ! –  pas que l’auteur ou l’ayant droit de l’oeuvre antérieure désapprouve le message véhiculé par l’auteur de la parodie pour que l’exception de parodie ne s’applique pas et pour qu’il puisse s’opposer à ladite parodie (ce serait sans doute trop souvent le cas !) ;
  • d’autre part, si les modifications apportées à l’oeuvre antérieure transmettent un message “radicalement contraire aux convictions les plus profondes de la société sur lesquelles l’espace public européen se construit”, alors l’exception de parodie doit pouvoir être écartée et les auteurs de l’oeuvre antérieure doivent pouvoir faire valoir leurs droits pour empêcher l’oeuvre seconde (qui véhicule un message contraire aux convictions les plus profondes de la société) de prospérer.

Conclusion

Il ressort des conclusions de l’Avocat général que, selon lui :

  • une parodie est une œuvre qui, avec une intention burlesque, combine des éléments d’une œuvre antérieure clairement reconnaissable et des éléments suffisamment originaux pour ne pas être raisonnablement confondus avec l’œuvre originale ;
  • le concept de parodie comprend tant les “parodies de l’oeuvre antérieure” et “les parodies au moyen de l’oeuvre antérieure” ;
  • l’auteur d’une oeuvre antérieure doit pouvoir s’opposer à une parodie qui véhiculerait un message radicalement contraire aux convictions les plus profondes de la société.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles