Droit de communication au public et maison de retraite
C’est une nouvelle affaire intéressante, en matière de droit d’auteur, qui a récemment été dévolue à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) : VHC 2 Seniorenresidenz, C-127/24.
La question qui se pose peut être résumée de la façon suivante :
La fourniture par une maison de retraite de programmes de télévision et de radio, via ses propres équipements (prises de télévision et de radio, satellite et câble), aux résidents de cette maison de retraite (dans leur chambre) constitue-t-elle un acte de communication au public ?
Avant d’explorer cette question, il me semble utile de rappeler quelques notions et principes en lien avec le droit de communication au public.
Droit de communication au public : notion et rappel des principes
Le droit de communication au public est l’un des droits exclusifs qui appartiennent à l’auteur sur son oeuvre protégée.
Je vous en ai déjà parlé à plusieurs reprises, par exemple ici.
A l’échelle européenne, ce droit est consacré par l’article 3.1 de la Directive 2001/29 :
“Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs oeuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs oeuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement”.
En droit belge, c’est vers l’article XI.165, §1er, alinéa 4 du Code de droit économique qu’il faut se tourner :
“L’auteur d’une oeuvre littéraire ou artistique a seul le droit de la communiquer au public par un procédé quelconque, y compris par la mise à disposition du public de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement”.
Des dispositions légales spécifiques existent également pour la communication au public par satellite, la retransmission par câble, l’injection directe…
On peut considérer que la communication au public vise toute forme de diffusion de l’oeuvre (à un public), quel que soit le procédé technique utilisé.
- Une oeuvre jouée au théâtre ou dans un concert face à un public est une communication au public ; tout comme une oeuvre diffusée à la télévision.
- Même chose encore pour une oeuvre disponible sur Netflix – puisque le droit de communication au public inclut la mise à disposition d’une oeuvre “de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement”.
- Lorsqu’un écran est installé dans un café ou un restaurant et que les clients peuvent voir des oeuvres sur cet écran, il s’agit également d’une communication au public. Et ce même si apparait à l’écran un programme de télévision. En effet, les auteurs ont certes autorisé la diffusion de leurs oeuvres à la télévision, mais pas au public nouveau que constitue la clientèle du café ou du restaurant. La CJUE, dans son arrêt Premier League, C‑403/08 et C‑429/08, a ainsi jugé que “la notion de communication au public, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive sur le droit d’auteur, doit être interprétée en ce sens qu’elle couvre la transmission des œuvres radiodiffusées, au moyen d’un écran de télévision et de haut-parleurs, aux clients présents dans un café-restaurant”.
Tous ces actes de communication au public (que ce soit au théâtre, au concert, à la télévision, via Netflix, dans un café ou un restaurant) sont donc soumis à l’autorisation préalable de l’auteur (et, le cas échéant, à rémunération au profit de l’auteur).
Comme l’écrivaient déjà F. de Visscher et B. Michaux, il y a plus de 20 ans :
“La loi a adopté une terminologie tout à fait générale (« procédé quelconque »), englobant aussi bien la représentation, la récitation ou toute forme « vivante » par laquelle l’oeuvre est portée à l’un des sens, que la radiodiffusion, la réémission, la retransmission par câble ou satellite, la communication d’une telle radiodiffusion, bref ces techniques par lesquelles l’oeuvre franchit un nouveau pas vers sa perception” (Précis du droit d’auteur et des droits voisins, Bruylant, 2000, p. 120).
Mais, au vu de l’évolution de la jurisprudence de la CJUE, il faut constater que la notion de communication au public est encore bien plus large. La mise à disposition d’un lien hypertexte qui pointe vers une oeuvre peut, en effet, et à certaines conditions, constituer un acte de communication au public.
Au-delà de la notion de diffusion, on peut donc considérer que la communication au public couvre toute situation où une personne rend une oeuvre accessible au public ou y donne accès.
Deux éléments doivent être établis : (i) un acte de communication d’une œuvre (ii) à un public.
Sur l’acte de communication d’une oeuvre, je renvoie à ce que j’ai déjà exposé ci-dessus ; tout en ajoutant une précision importante : “la simple fourniture d’installations destinées à permettre ou à réaliser une communication ne constitue pas en soi une communication” (considérant 27 de la la Directive 2001/29). Au §40 de l’ordonnance Organismos, C‑136/09, la CJUE donne l’exemple d’une entreprise qui vend ou qui met en location des appareils de télévision. Cette entreprise ne saurait, de ce seul fait, être considérée come effectuant une communication au public.
La CJUE a jugé que la notion de public :
- renvoie à un nombre indéterminé de destinataires potentiels, qui doit être assez important ;
- vise des personnes en général, par opposition à des personnes déterminées qui appartiennent à un groupe privé (cf., par ex., les §§41 et 42 de l’arrêt Reha Training, C‑117/15).
La jurisprudence de la CJUE est tellement étoffée sur le sujet qu’il n’est pas possible de la relater ici de façon exhaustive (ce serait davantage l’objet d’une contribution dans une revue). Mais au-delà de ce que je vais en dire dans cet article, vous pouvez notamment consulter les arrêts suivants :
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- Rafael Hoteles, C‑306/05 (chambres d’hôtel)
- Premier League, C‑403/08 et C‑429/08 (café-restaurant)
- Organismos, C‑136/09 (chambres d’hôtel)
- Del Corso, C‑135/10 (cabinet dentaire)
- OSA, C‑351/12 (établissement thermal)
- Svensson, C-466/12 (liens hypertextes)
- SBS Belgium, C‑325/14 (injection directe)
- Reha Training, C‑117/15 (centre de rééducation)
- GS Media, C‑160/15 (liens hypertextes)
- Film Speler, C‑527/15 (liens hypertextes)
- The Pirate Bay, C‑610/15 (réseaux peer-to-peer)
- YouTube et Cyando, C‑682/18 et C‑683/18 (plateformes de partage de vidéos) [attention : cet arrêt concerne le droit applicable avant la Directive DSM – cf., aujourd’hui, l’article 17 de la Directive DSM à propos des fournisseurs de services de partage de contenus en ligne]
- Fleetmanager Sweden AB, C‑753/18 (location de véhicules automobiles équipés de postes de radio)
- VG Bild-Kunst, C‑392/19 (liens hypertextes)
- Mircom, C‑597/19 (réseaux peer-to-peer)
- BY contre CX, C-637/19 (transmission à une juridiction, dans le cadre d’un litige, d’une œuvre protégée au titre de preuve)
- Ocilion, C‑426/21 (fourniture de solutions IPTV à des clients commerciaux)
- Blue Air Aviation, C‑775/21 et C‑826/21 (diffusion de musique dans un moyen de transport >< installation d’équipements de sonorisation à bord d’un moyen de transport)
- Citadines, C‑723/22 (chambres d’hôtel)
La jurisprudence Rafael Hoteles
Avant d’examiner la question qui se pose dans l’affaire VHC 2 Seniorenresidenz, C-127/24, il est utile de rappeler la jurisprudence Rafael Hoteles, C‑306/05.
Dans cette affaire, la CJUE a jugé que :
“Si la simple fourniture d’installations physiques ne constitue pas, en tant que telle, une communication au sens de la directive 2001/29/CE (…), la distribution d’un signal au moyen d’appareils de télévision par un établissement hôtelier aux clients installés dans les chambres de cet établissement, quelle que soit la technique de transmission du signal utilisée, constitue un acte de communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive”.
En d’autres termes, l’hôtelier pose un acte de communication au public, non pas parce qu’il a installé des postes de télévision dans les chambres (cela constituerait une simple fourniture d’installations), mais bien parce qu’il distribue, au travers de ces postes de télévision, un signal qui permet à ses clients d’accéder à des oeuvres au sens du droit d’auteur.
Il faut aussi noter que la CJUE a estimé que les clients d’un hôtel constituent un “public nouveau”. Or, les auteurs ont certes autorisé la diffusion de leurs oeuvres à la télévision, mais pas au public nouveau que constitue la clientèle d’un hôtel. Il y a donc une nouvelle communication au public imputable à l’hôtelier, lequel doit obtenir l’autorisation des auteurs et, le cas échéant, s’acquitter d’une rémunération au profit des auteurs.
Quelques années plus tard, la CJUE confirmera cette jurisprudence par voie d’ordonnance dans l’affaire Organismos, C‑136/09 :
“L’hôtelier, en installant les téléviseurs dans les chambres de son établissement et en les connectant à l’antenne centrale dudit établissement, se livre, de ce seul fait, à un acte de communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE (…)”.
Là encore, l’hôtelier avait fait plus qu’installer des postes de télévision dans les chambres, puisqu’il les avait reliés à une antenne centrale, ce qui permettait à ses clients d’accéder aux programmes télévisés (et donc aux oeuvres radiodiffusées).
Cette jurisprudence a encore été confirmée récemment dans un arrêt du 11 avril 2024 prononcé dans l’affaire Citadines, C‑723/22 :
“L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE (…) doit être interprété en ce sens que :
la fourniture de postes de télévision installés dans les chambres ou dans la salle de sport d’un établissement hôtelier, lorsqu’un signal est, en outre, retransmis à ces postes au moyen d’un réseau de distribution par câble propre à cet établissement, constitue une communication au public, au sens de cette disposition”.
L’affaire VHC 2 Seniorenresidenz, C-127/24
Rappeler la jurisprudence relative aux hôteliers était un préalable important, car le cas de figure de l’affaire VHC 2 Seniorenresidenz, C-127/24, dont je vous parle aujourd’hui, est similaire.
En effet, il y est, là aussi, question de postes de télévision installés dans des chambres et d’un signal distribué au travers de ces postes de télévision.
A priori, donc, la réponse est assez évidente : la jurisprudence relative aux hôteliers est applicable par analogie, et il faut retenir une communication au public dans le chef de la maison de retraite.
Sauf que… le juge de renvoi perçoit une différence potentielle sur le plan de la notion de “public”, en raison du fait qu’il s’agit de résidents d’une maison de retraite, et non de clients d’un hôtel.
Plus précisément, le juge de renvoi se demande si les résidents d’une maison de retraite peuvent vraiment être considérés comme un “public”.
Comme rappelé ci-dessus, la notion de “public” vise des personnes en général, par opposition à des personnes déterminées qui appartiennent à un groupe privé.
Les doutes du juge de renvoi peuvent être résumés comme suit : les résidents d’une maison de retraite sont-il des personnes en général ou, au contraire, des personnes déterminées qui appartiennent à un groupe privé ?
A cet égard, le juge de renvoi indique que contrairement aux clients d’un hôtel :
- il existe un lien social entre les résidents d’une maison de retraite : ils prennent des repas ensemble, ont des interactions et des activités ensemble, etc. ;
- les résidents ont vocation à vivre de façon permanente dans la maison de retraite ;
- les résidents constituent un public structurellement homogène ;
- le taux de fluctuation des résidents est relativement faible.
La réponse de la CJUE sera importante, car si elle considère que les résidents d’une maison de retraite sont des personnes déterminées appartenant à un groupe privé, il faudra en conclure que :
- la condition de “public” n’est pas satisfaite ; et que :
- la fourniture par une maison de retraite de programmes de télévision et de radio, via ses propres équipements (prises de télévision et de radio, satellite et câble), aux résidents de cette maison de retraite (dans leur chambre) ne constitue pas un acte de communication au public.
Cette affaire me rappelle l’arrêt de notre Cour de cassation du 18 février 2000 (C980517F). Dans cette affaire, un concert s’était tenu dans un home de personnes âgées, et la question se posait de savoir si ce concert constituait une communication au public. La Cour de cassation avait répondu par la négative, en retenant le caractère privé de ce concert :
“le caractère privé de l’exécution ressort à suffisance du fait qu’elle s’est déroulée dans un home de personnes âgées ; qu’il s’agit bien d’un cercle restreint et intime de pensionnaires, lesquels ont tous leur résidence dans cette maison de retraite et y vivent en famille ; que des liens très étroits, quasi familiaux, se tissent quotidiennement entre les pensionnaires”.
Petite remarque : la notion d’exécution à laquelle fait référence la Cour de cassation doit se comprendre comme un synonyme de la notion de communication. Exécution et représentation d’une oeuvre tombent aujourd’hui sous le vocable de communication. En ce sens, voyez, par exemple, A. Berenboom, Le nouveau droit d’auteur, 5e éd., 2022, p. 139 :
“Le droit de communication publique (…), appelé autrefois droit de représentation ou d’exécution publique, concernait à l’origine la communication directe de l’œuvre au public, sa représentation vivante (représentation théâtrale, exécution musicale en concert). Le terme vise aujourd’hui toute communication au public par quelque procédé que ce soit (projection de film, radiotélévision, transmission par câble, satellite, etc.)”.
Pour en revenir à nos moutons, l’affaire VHC 2 Seniorenresidenz, C-127/24 est à suivre absolument !
D’autant qu’une autre question se pose. A supposer que la CJUE considère que les résidents d’une maison de retraite constituent bien un public, il faudra encore déterminer s’ils constituent un public nouveau.
En effet, comme expliqué ci-dessus, ce qui justifie qu’un hôtelier pose un acte de communication au public vis-à-vis de ses clients lorsqu’il installe des postes de télévision dans les chambres et y distribue le signal, c’est que, ce faisant, l’hôtelier donne accès à des oeuvres télévisées à un “public nouveau”, lequel n’a pas été pris en compte par les auteurs lorsqu’ils ont autorisé la diffusion de leurs oeuvres à la télévision.
De ce point de vue, la CJUE considère que l’autorisation donnée par les auteurs pour la diffusion de leurs oeuvres à la télévision ne s’étend qu’aux personnes qui disposent de postes de télévision “dans leur sphère privée ou familiale” (§41 de l’arrêt Rafael Hoteles, C‑306/05).
Or, le client d’un hôtel n’est pas dans sa sphère privée ou familiale ; il constitue donc un “public nouveau”, non pris en compte par les auteurs lorsqu’ils ont autorisé la diffusion de leurs oeuvres.
Mais quid du résident d’une maison de retraite ? N’est-il pas précisément dans sa sphère privée ou familiale, étant entendu qu’il réside durablement dans la maison de retraite (contrairement au client d’un hôtel) ? Ou, pour le dire autrement, que la maison de retraite est son domicile, son “chez lui”.
Deux questions différentes se posent donc dans cette affaire :
- d’abord, celle de l’existence d’un public tout court ;
- ensuite, et en cas de réponse affirmative, celle de l’existence d’un public nouveau.
Il ne faut pas confondre ces deux questions. Pour qu’il existe un acte de communication au public dans un scénario comme celui-ci, il est nécessaire de pouvoir successivement constater l’existence (i) d’un public puis (ii) d’un public nouveau.
Je ne manquerai évidemment pas de vous faire part des réflexions de l’avocat général dès que celui-ci aura déposé ses conclusions.
Affaire à suivre !
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles