Exclusion des goûts et des saveurs du droit d’auteur : mes premières réflexions
Introduction
Après avoir exposé ici les faits, les questions posées et la décision de la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre de l’affaire C‑310/17, Levola Hengelo BV contre Smilde Foods BV, il me semble utile aujourd’hui de vous faire part de mes première réflexions à propos de cette décision, qui a exclu du champ de protection du droit d’auteur les saveurs et les goûts alimentaires.
Il faut bien dire que la motivation de la Cour de justice, aux termes de son arrêt, a un petit goût amer… voire même acide.
D’où l’image d’illustration en tête d’article.
Rappel des motifs décisoires de l’arrêt
“39. Or, aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression. De plus, conformément à l’article 2 du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et à l’article 9, paragraphe 2, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, mentionné au point 6 du présent arrêt et qui fait également partie de l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2012, SCF, C‑135/10, EU:C:2012:140, points 39 et 40), ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur (voir, en ce sens, arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute, C‑406/10, EU:C:2012:259, point 33).
40. Partant, la notion d’« œuvre » visée par la directive 2001/29 implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente.
41. En effet, d’une part, les autorités chargées de veiller à la protection des droits exclusifs inhérents au droit d’auteur doivent pouvoir connaître avec clarté et précision les objets ainsi protégés. Il en va de même des particuliers, notamment des opérateurs économiques, qui doivent pouvoir identifier avec clarté et précision les objets protégés au profit de tiers, notamment de concurrents. D’autre part, la nécessité d’écarter tout élément de subjectivité, nuisible à la sécurité juridique, dans le processus d’identification de l’objet protégé implique que ce dernier puisse faire l’objet d’une expression précise et objective.
42. Or, la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire. En effet, à la différence, par exemple, d’une œuvre littéraire, picturale, cinématographique ou musicale, qui est une expression précise et objective, l’identification de la saveur d’un produit alimentaire repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférences alimentaires et ses habitudes de consommation, ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté.
43. En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique.
44. Il convient, dès lors, de conclure, sur la base de l’ensemble des considérations qui précèdent, que la saveur d’un produit alimentaire ne saurait être qualifiée d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29″.
Mes premières réflexions
1. C’est le §40 qui constitue, en droit, l’apport central de cet arrêt.
En effet, le fait que (i) les idées ne sont pas protégeables par le droit d’auteur et le fait que (ii) le droit d’auteur ne protège que les expressions (d’une idée ; et non l’idée elle-même), les formes, les mises en forme, etc., sont des enseignements constants, connus de longue date. Comme le disait déjà Henri Desbois, “les idées sont de libre parcours”.
Par contre, et en dehors de la question de l’originalité, le fait que la notion d’oeuvre au sens du droit d’auteur n’implique pas n’importe quelle expression (de l’idée), mais couvre seulement l’expression (de l’idée) qui est identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité… constitue, à ma connaissance, un enseignement nouveau et inédit.
Par ailleurs, l’usage du terme “partant” (qui semble suggérer une conséquence) entre le §39 et le §40 me surprend. Je ne vois pas en quoi la circonstance selon laquelle le droit d’auteur ne protège pas les idées mais seulement les expressions (§39) impliquerait ipso facto, de façon logique et nécessaire, que lesdites expressions doivent être identifiables avec suffisamment de précision et d’objectivité (§40).
Et je ne suis pas le seul à avoir du mal avec ce lien opéré par la Cour de justice. Sur ce même point, Eleonora Rosati est aussi dubitative :
“Despite being a fan of the CJEU, this time I have to admit that I am not sold. And that is not because of the particular outcome of the case (which, in a way, appeared necessitated), but because of the reasoning of the court in relation to the following points : (…)
Secondly, deriving from the idea/expression dichotomy a requirement that a ‘work’ satisfies something that – let’s put it bluntly – mirrors the graphic representation requirement in trade mark law, as interpreted in Sieckmann (…)”.
– E. Rosati, “The Levola Hengelo CJEU decision: ambiguities, uncertainties … and more questions”, 13 novembre 2018, http://ipkitten.blogspot.com/2018/11/the-levola-hengelo-cjeu-decision.html.
Il aurait suffi, à mon sens, à la Cour de s’en tenir à l’enseignement de son §41, à savoir la sécurité juridique des tiers (et la nécessité pour eux de savoir s’ils sont libres d’agir – freedom to operate) pour justifier une identification suffisamment précise de l’oeuvre et de ses contours.
La motivation de la Cour à cet égard me parait donc critiquable. Le lien entre le §39 et le §40 de son arrêt n’est pas logique ; là où le §41 permettait déjà, à titre principal, de justifier la condition qu’elle a souhaité imposer, à savoir que l’oeuvre et ses contours soient suffisamment identifiables.
2. Ensuite, en quoi une saveur serait-elle moins identifiable avec précision qu’un son ?
Dans les affaires de contrefaçon musicale, on s’aperçoit souvent que les experts ne sont pas d’accord entre eux sur ce qu’ils entendent.
L’appréciation de l’originalité d’un son, d’une suite de notes, d’une composition musicale et donc de l’étendue et des contours de ce son, de cette suite de notes et de cette composition musicale, est aussi d’une certaine façon subjective et appréciée de façon subjective.
Si les experts n’entendent pas la même chose et n’arrivent pas aux mêmes conclusions, c’est bien qu’il n’y a pas une objectivation ou une objectivité absolue ; et qu’il n’y a pas de précision absolue. Tout est, en la matière, relatif.
De ce point de vue, soit l’enseignement de la Cour ne tient pas la route (il n’est jamais possible d’objectiver de façon absolue une oeuvre, peu importe le sens concerné : que ce soit l’ouïe ou le goût), soit il faudrait considérer que les oeuvres musicales sont aussi exclues de la protection par le droit d’auteur (ce qui serait contra legem ; cf. la Convention de Berne).
J’y insiste, au risque de me répéter : si un juge a besoin d’experts (qui peuvent, de surcroît, être en désaccord entre eux) pour (i) apprécier l’étendue et les contours précis d’une oeuvre musicale puis (ii) pour déterminer si cette oeuvre musicale est contrefaite par l’oeuvre musicale d’un tiers… c’est bien que ce n’est pas facilement objectivable ou identifiable avec précision. Or, personne ne songerait à conclure que les oeuvres musicales sont exclues de la protection par le droit d’auteur. Je pense donc que, de ce point de vue, la Cour a fait fausse route : une oeuvre ne nécessite pas d’être facilement ou suffisamment objectivable ou identifiable, car si tel était le cas beaucoup d’autres catégories d’oeuvres (appréhendables par d’autres sens que le goût) seraient exclues de la protection par le droit d’auteur.
3. Dans le même esprit, le fait que la saveur d’un produit alimentaire varie d’une personne à l’autre, et dépende pour son appréciation de critères subjectifs comme l’âge de la personne qui goûte, ses préférences, ses habitudes, son environnement, le contexte dans lequel elle se trouve, etc., me parait ne pas être propre aux goûts et aux saveurs.
Un juge qui a l’oreille musicale n’entendra pas la même chose qu’un juge qui n’a pas l’oreille musicale.
Une personne lambda ou profane qui regarde un tableau ou une oeuvre d’art contemporain ne verra pas la même chose qu’une autre qui arpente régulièrement les expositions, les musées, les vernissages et/ou qui a fait des études dans le domaine de l’art.
De même, ne dit-on pas que les Esquimaux perçoivent de très nombreuses nuances de blanc, que sont loin de pouvoir percevoir les non-Esquimaux ?
Pas sûr donc qu’un Esquimau percevrait et décrirait de la même manière le célèbre Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch qu’un Sud-Coréen, un Espagnol ou un Namibien.
Ajoutons encore à tout cela le fait que selon que la personne, qui écoute l’oeuvre musicale ou qui regarde le tableau de maître, a plus ou moins de déficiences ou de pathologies auditives ou visuelles, se trouve dans tel ou tel environnement ou contexte, a tel ou tel bagage culturel ou social, etc., elle n’entendra pas et ne verra pas la même chose qu’une autre.
La variabilité interindividuelle, qu’elle soit culturelle ou liée à des spécificités physiologiques ou autres, n’est pas propre à l’appréciation du goût, mais touche tous les sens, vision et audition compris.
De ce point de vue, j’ai beaucoup de mal à comprendre en quoi seule la saveur reposerait sur une appréciation subjective (et non objective) et serait variable d’un individu à l’autre.
Ce qu’un individu entend ou voit est également variable en raison de critères physiologiques, culturels, sociaux, environnementaux, contextuels et autres.
Toutes les expériences sensorielles sont subjectives et sujettes à la variabilité interindividuelle, de sorte que la conclusion à laquelle arrive la Cour de justice à propos des goûts et des saveurs ne parvient pas à me convaincre.
4. Toujours dans le même esprit, pourquoi dénier en amont, de façon générale, et in abstracto, aux goûts et aux saveurs l’accès à la qualification d’oeuvre, en raison de l’impossibilité de définir ces goûts et saveurs de façon précise et objective, alors qu’il existe des experts du domaine gustatif (et olfactif) ?
Je songe, par exemple, aux experts en oenologie qui par des techniques précises sont capables d’analyser et décrire un vin, selon sa robe (vue), son nez (odorat) et sa bouche (goût).
On sait aussi que lors de concours de sommeliers, certains sont capables de trouver l’origine d’un vin et de l’identifier simplement par la vue, l’odorat et le goût…
Il en va de même pour l’huile d’olive.
Alors dans ces conditions, quelle serait la différence objective entre une oeuvre gustative et une oeuvre musicale, et qu’est-ce qui justifierait de les traiter différemment ?
Si un juge a besoin d’avis d’experts pour appréhender et se faire une opinion sur l’étendue d’une oeuvre musicale, son originalité et pour déterminer si les éléments de cette oeuvre musicale sont contrefaits par une composition musicale tierce, pourquoi ne pourrait-il pas nommer un expert en dégustation pour saisir le contenu d’une saveur, pour la décrire avec précision, pour déterminer si elle est, ou non, originale et enfin pour la comparer à la saveur tierce et avoir un éclairage technique sur la contrefaçon (ou non) ?
Le risque existe que des experts arrivent à des conclusions différentes sur les saveurs. Fort bien… et alors ? Ce risque est tout aussi prégnant pour les oeuvres musicales, comme je l’ai expliqué ci-dessus.
5. En réalité, la Cour de justice a adopté une approche similaire à celle qui existe en droit des marques, où les marques gustatives et olfactives ont jusqu’à aujourd’hui été refusées, au motif qu’elles ne peuvent pas être représentées.
Voyez, par exemple, les Directives de l’EUIPO à propos des odeurs et des marques olfactives :
“2.5.2. Odeurs/marques olfactives
Ce type de marque ne figure pas dans la liste non exhaustive des types de marque fournie à l’article 3, paragraphe 3, du REMUE. Une telle marque pourrait être demandée sous le type « autre marque ».
Cependant, il n’est actuellement pas possible de représenter des odeurs conformément à l’article 4 du RMUE, étant donné qu’aucune technologie disponible ne permettrait de déterminer avec clarté et précision l’objet bénéficiant de la protection.
L’article 3, paragraphe 9, du REMUE exclut expressément le dépôt d’échantillons.
Les exemples ci-après illustrent des moyens non satisfaisants de représentation d’une odeur.
– Formule chimique
Seuls les spécialistes en chimie reconnaîtraient l’odeur en question à partir d’une telle formule.
– Représentation et description verbale
Les exigences concernant la représentation ne sont pas satisfaites par :
o une représentation graphique de l’odeur ;
o une description verbale de l’odeur ;
o une combinaison des deux (représentation graphique et description verbale).
Dans son arrêt du 12/12/2002, C-273/00, Methylcinnamat, EU:C:2002:748, § 69-73, la Cour de justice a écarté la possibilité de représenter une marque olfactive au moyen d’une formule chimique, d’une description écrite, du dépôt d’un échantillon d’une odeur ou d’une combinaison de ces éléments.
Il n’existe pas une classification internationale d’odeurs généralement admise qui permettrait, à l’instar des codes internationaux de couleur ou de l’écriture musicale, l’identification objective et précise d’un signe olfactif grâce à l’attribution d’une dénomination ou d’un code précis et propres à chaque odeur (arrêt du 27/10/2005, T-305/04, Odeur de fraise mûre, EU:T:2005:380, § 34).
À l’heure actuelle, il n’existe aucune technologie qui permettrait de représenter une marque olfactive dans le registre de manière acceptable sur le plan juridique. Dès lors, une demande d’enregistrement d’une marque olfactive serait rejetée au titre de l’article 7, paragraphe 1, point a), du RMUE”.
– Directives relatives à l’examen devant l’Office, Partie B, Examen, Motifs absolus de refus, Chapitre 2, Définition d’une MUE, article 7, paragraphe 1, point a), du RMUE, Version 1.0, 01/10/2017, pp. 14-15 ; disponible ici.
Sauf que… l’exigence de représentation n’existe pas en droit d’auteur et qu’en principe une oeuvre ne doit pas être représentée ou pouvoir être représentée pour constituer une oeuvre au sens du droit d’auteur (la Convention de Berne précisant que la protection par le droit d’auteur n’est pas soumise à formalités).
L’assimilation ou le rapprochement droit d’auteur / droit des marques est donc, de ce point de vue, critiquable.
6. En toute logique, la solution à laquelle est arrivée la Cour de justice devrait, par identité de motifs, condamner également les créations olfactives et les parfums, qui resteront en dehors de la sphère de protection du droit d’auteur.
7. On peut regretter que la Cour de justice n’ait pas saisi l’occasion de cette affaire pour se prononcer sur la question des recettes.
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles